Et si on montait à l’étage du “bout de soi-même” ?

Dans l’ascenseur émotionnel de l’Africa Eco Race, il me restait un ultime étage à visiter : celui du bout de soi-même. C’est un endroit hyper curieux. Tu te le dis, tu le formules, tu te le répètes, mais en fait… non. Car un peu plus loin, il reste un autre bout de toi-même. Quelqu’un au fond de toi, que tu ne connaissais peut-être pas complètement. Ou que tu ne soupçonnais pas. J’y suis monté un peu par inadvertance (et pas complètement convaincu) lors de l’avant-dernière spéciale qui nous menait jusqu’à Nouakchott.

Le gars qui fait la maintenance de l’ascenseur nous avait pourtant prévenus : “Ça fait un petit bout de temps qu’on n’a pas révisé le système d’ouverture des portes. Vous pouvez toujours monter, mais parfois ça bloque… on sait pas trop à quel moment.” Je me suis dit : “Sans doute au passage des quatre cordons de dunes. Je suis sûr que c’est là que la crémaillère doit coincer. On verra bien.” Le mec de la maintenance a fait une moue dubitative, il ne semblait pas capable d’affirmer ni d’infirmer !

Je me suis élancé plein d’entrain. On a attaqué direct par un cordon de dunes qui s’est plutôt pas trop mal passé. Je dis “on” parce qu’avec Vincent Biau et sa Suzuki, on a fait un pacte : celui d’avancer ensemble et de se désensabler ensemble. Pourtant, au pied du CH de départ, on nous avait prévenus que même les premiers avaient galéré. Du coup, je me suis dit que, peut-être, l’ascenseur avait-il été réparé ?!?

Au deuxième cordon, j’ai vite compris que non. Il y avait un amas de dunes molles complètement désordonnées. Il paraît qu’il faut garder du rythme, ne pas hésiter sur la poignée de gaz. Sauf qu’avec un maxi-trail, ton plus gros danger est de ne pas marquer un arrêt au sommet d’une dune pour voir si tu ne bascules pas dans une cuvette à la profondeur insondable. Ou encore face à un arbuste un peu costaud ou une herbe à chameau un peu trop haute, synonyme de “par l’avant”. Mais cette hésitation avant la crête de dune se paie parfois par un ensablement.

À ce moment-là, on était quatre à rouler ensemble : Vincent et moi avec des maxi-trails, un Japonais et un Italien en 450 Rallye. Le Japonais a été incroyable de dévotion, nous aidant à chaque plantage. L’Italien semblait, lui, comme prostré, incapable de réagir ou de nous aider, même si nous l’aidions régulièrement. Je me suis dit : “P.…, il fait quoi ? Il se sert de nous pour aller au bout ? Il a peur de rouler seul ?” Et puis, je me suis dit : “Te laisse pas emporter par tes émotions, c’est sans doute encore un coup de bluff de l’ascenseur émotionnel.”

Pour ne rien arranger, on a perdu les traces qu’avaient laissées les leaders. Clairement, il nous fallait passer à gauche d’une montagne, mais ces saloperies de dunes nous ramenaient toujours sur la droite. On a pris la décision de faire demi-tour pour trouver une passe favorable, qui s’est enfin présentée.

Autour de nous, c’était un peu le carnage. Même les bagnoles semblaient se tanquer dans de profondes impasses. La Suzuki de Vincent montait en ébullition toutes les dix minutes, obligeant à la laisser refroidir et à refaire le plein du vase d’expansion, dont le bouchon a fini par sauter sous la pression dans un bruit de cafetière hors de contrôle.

On a fini par sortir dans une plaine avec un immense soulagement pour rejoindre enfin le camion essence au kilomètre 200. On y a marqué un arrêt nettement supérieur à la neutralisation forcée des 20 minutes. Voilà deux heures que je produisais d’énormes efforts physiques et que je n’avais plus d’eau. Il fallait que je me réhydrate et que je m’alimente pour la suite. J’ai commencé à ressentir que j’étais au bout de moi-même, doublé d’un “à quoi bon, puisque de toute façon il est déjà 17 heures, qu’il nous reste encore 200 kilomètres à parcourir avec un gros cordon de dunes et beaucoup d’herbes à chameaux”. Là, normalement, tu sais que c’est plié. C’est pas trop réglo comme décision, mais on a fait appel à un joker : l’énergie du désespoir. Normalement, faut pas y avoir recours trop souvent, ça passe assez rarement.

Mais là, une piste hyper roulante s’est présentée. On a mis un p….. de gaz avec Vincent pour parcourir 130 bornes en moins de deux heures. Dans l’ascenseur, je te jure que personne ne bronchait. Pas même les quelques troupeaux de chèvres qui nous sont passées sous les roues. C’était concentration et détermination absolues.

19 heures, on atteignait enfin le CP2. Planté là, au milieu de nulle part, face à un cordon de dunes baignant dans une lumière de fin de jour absolument splendide, mais quelque peu inquiétante. On a fait tamponner nos cartons et on s’est élancés. À peine trois dunes derrière, on a trouvé un des 4×4 moto balai avec son chauffeur Issame, qui nous a lancé un regard assez étrange et dubitatif. Il était en train de charger une moto abandonnée.

Il a vraiment fait une moue qui voulait dire : “N’y allez pas, vous n’en sortirez jamais.” Conseil qui se traduit souvent pour un motard par : “Allons-y.” Ça a duré trois dunes. Vincent s’est planté deux fois, jusqu’au sabot moteur. Sa Suzuki était en PLS et manquait clairement de puissance. Il m’a sorti cette phrase qu’il m’a répétée souvent ces derniers jours : “Si tu veux, vas-y.” Mais là, j’ai bien senti qu’il avait trouvé le bout de lui-même, ou plus exactement de sa moto strictement d’origine (y compris le fait qu’il roule en chambres à air).

J’ai acquiescé et alors interrogé le bout de moi-même : “Alors, t’es prêt pour un autre bout de toi-même ?” Ok, la nuit est en train de tomber, les dunes sont toujours aussi molles, mais qu’est-ce que je risque ? Ah si, un truc que j’ai oublié de te dire : mon Stella, qui sert à me positionner depuis le PC course, ne fonctionne plus. Un message a été envoyé sur l’appareil de Vincent pour lui demander que nous roulions ensemble afin de ne pas me perdre…

Bon, ok, mais je fais quoi, moi ? Je ne saisis pas ma chance pour un problème technique ? J’ai regardé Vincent, enclenché la deux, et lâché l’embrayage d’un grand coup sec pour extirper la T7 GYTR de tout cet amas de silice avec détermination. Un peu plus loin, au sommet d’une dune, j’ai découvert l’Italien de ce matin, qui ne voulait pas nous aider… ensablé jusqu’au réservoir et sans doute aussi jusqu’au bout de lui-même. Pour la première fois de ma vie, j’ai pris une décision contraire à moi-même : ne pas l’aider. J’ai lancé la GYTR dans une immense cuvette et prié pour ne pas y rester à mon tour. C’est passé, sans un regard pour le bout de l’autre lui-même. J’étais trop concentré à ne pas coucher la moto.

Et là, il s’est passé un autre truc que je n’ai toujours pas compris. La nuit a commencé à effacer le relief et à m’enlever toute appréhension. J’arrêtais pas de me parler : “C’est bien, Lolo ! Lâche rien. T’arrête pas. Passe par là. C’est bien, Lolo, zéro faute.” Tout semblait enfin vouloir jouer en ma faveur. Je surfais sur les difficultés. C’est quand même incroyable, les ressources qu’on trouve au bout de soi-même.

En sortant de la dernière dune, je suis tombé sur une piste ensablée faite de whoops permanents, ravagés et envahis par les herbes à chameaux. “Et alors ?” m’a dit le bout de moi-même. “Tu vas pas lâcher l’affaire maintenant ?” J’ai bien posé la moto deux ou trois fois. Trois fois, dans le noir absolu (quand tu coupes le contact, les phares s’éteignent), j’ai creusé et relevé la T7 GYTR en me disant que je serais désormais capable de la relever encore 100 fois s’il le fallait. C’était juste une question de détermination, d’envie, d’atteindre le prochain bout de moi-même.

Il y a d’ailleurs un truc qui a même réussi à me faire sourire : c’est la vie qui surgit dans le désert dès que la nuit tombe. Au fur et à mesure de ma progression, je débusquais d’innombrables gerbilles qui détalaient sous mes phares. Il paraît que les Mauritaniens les font cuire en brochettes. Le bout de moi-même n’en était pas encore là, même si je savais que la soirée allait encore être longue.

Au loin, j’ai aperçu une lueur. Depuis le début de ce rallye et avec mes quelques arrivées tardives, j’ai vite compris que ça ne voulait rien dire. Que ça pouvait être un nomade ou une maison isolée que je n’atteindrais peut-être que dans une heure. Une à une, j’ai contourné les herbes à chameaux pour atteindre ce qui était en fait le camion balai, ensablé jusqu’aux essieux, et qui tentait de remonter la piste à rebrousse-poil pour charger les naufragés de cette étape. Le bout de moi-même m’a dit : “Ne te laisse pas influencer, casse-toi, c’est dangereux ici.” J’ai filé pour déboucher sur une piste sablonneuse aux très nombreuses intersections et possibilités. Je te jure que je n’ai jamais été aussi bien calé au roadbook, au centimètre près.

Pourtant, j’ai également ressenti une immense forme de bonheur, à rouler seul, de nuit, dans ces étendues désertiques. Avec presque l’impression d’être sorti de l’Africa Eco Race pour retrouver mes sensations de voyages habituelles, plus dictées par l’autonomie, la responsabilisation absolue de mon destin que par n’importe quel chrono. J’ai kiffé.

Km 400, le CH signant la fin de l’étape était pourtant encore bien en place. Coup de tampon sur mon carnet, j’avais réussi… dans le temps imparti, même si j’étais le dernier à sortir sur ses roues de cette spéciale !!! À 22 heures, j’entrais dans le bivouac presque calme pour confier ma moto aux mécanos de l’équipe ! Le bout de moi-même m’a quand même conseillé de ne pas abuser. J’ai quitté mes fringues moto, mis en charge mon airbag, je suis allé manger, j’ai mis en charge mon matos vidéo, ouvert ma tente, et me suis jeté encore habillé sur mon matelas. La suite ? On verra bien !!!

AFRICA ECO RACE JOUR 7 EN PHOTO

Par |Publié le : 14 janvier 2025|14 Commentaires|

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14 Commentaires

  1. jeannot 17 janvier 2025 à 10h21-Répondre

    Mon dieu!!! C’est beau!

    Chapeau mon Lolo!
    Merci pour tout!

  2. Trouillet Jeremie 16 janvier 2025 à 13h41-Répondre

    Dingue ce récit ! Merci à toi de nous partager tes aventures.

  3. Hervé 15 janvier 2025 à 19h13-Répondre

    Ça m’étonnerait qu’on me croise un jour sur l’Africa Eco Race, par contre je suis partant pour un tour d’ascenceur émotionnel 😁
    Merci beaucoup Lolo pour ton récit ✌️

  4. Breche 15 janvier 2025 à 7h35-Répondre

    Canon ces descriptions qui nous donnent envie d’en être malgré toute la difficulté! Le lamas rallye a coté ressemble étrangement au club med!!!!

  5. Sim 14 janvier 2025 à 22h29-Répondre

    nous faire vivre cette course comme tu le fais c’est exceptionnel
    même si tu es très modeste tu as vraiment un put in de niveau
    Merci en tout cas

  6. Greg 14 janvier 2025 à 21h58-Répondre

    c’est fou… tu en as chié apparemment et pourtant… ca donne envie d’aller en chier aussi… Encore merci !

  7. Debernardy 14 janvier 2025 à 21h12-Répondre

    comment fais tu dans un sable pareil ? je serais incapable d ouvrir en grand ka dedans . trop la trouille de me mettre au tas 😁

  8. Bruno Friedmann 14 janvier 2025 à 20h55-Répondre

    Je te remercie de cette fidèle traduction des ressentis, j’étais là bien calé sur le porte-paquets a ne pas en raté une miette.

  9. Matthieu blasco 14 janvier 2025 à 20h43-Répondre

    Un mental d acier qu il a le lolo , une belle leçon qui prouve que sans la détermination rien n est possible mais quand on est déterminer l impossible devient possible !
    Courage à toi , et merci pour tes partages !

  10. Christophe 14 janvier 2025 à 20h37-Répondre

    trop fort lolo et toujours ton ressenti est génial à lire
    bonne continuation

  11. Kdebra 14 janvier 2025 à 20h33-Répondre

    Pour connaître un peu Issame, j’émets un doute sur le regard. Il est plutôt du genre a faire un grand sourire en se disant qu’il est quand même incroyable. Ce Lolo Cochet.

  12. Thierry 14 janvier 2025 à 20h20-Répondre

    Lolo c’est incroyable ce que tu réalises. en plus tu nous emmène avec toi dans ton aventure, merci de nous permettre de rêver 👍

  13. Thierry 14 janvier 2025 à 20h14-Répondre

    J’arriverai par l’ascenseur de 22h43 ! (un petit clin d’oeil à Hubert Thiefaine et un grand BRAVO à Lolo qui nous fait rêver avec ses récits, ses images, ses vidéos, ses messages enregistrés sur Instagram).
    BRAVO pour avoir rallié Dakar en poursuivant le vrai rêve du Paris-Dakar et en le partageant avec nous.
    J’ai hate de voir les vidéos sur la chaîne YouTube mais prend bine le temps de te reposer avant :-)

  14. JeanFi 14 janvier 2025 à 20h03-Répondre

    Quel sacré ascenseur tu as pris !!! Et les bonnes décisions aussi !
    Bravo Lolo d’être allé au bout (du bout ?) de toi même !!! Tu es un warrior , si si.
    Merci de nous faire vivre ces moments intenses, forts … On a presque l’impression d’être avec toi sur la moto …

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