Le bouchon de Darién, trou noir de la Panaméricaine

Le Darién Gap, c’est une étroite bande de terre qui lie l’Amérique du sud à l’Amérique centrale. Mais ce n’est pas vraiment un pont entre les mondes, plutôt un trou noir de la civilisation. La preuve, c’est le seul moment où la route Panaméricaine est interrompue.

De Prudhoe Bay à Ushuaia, c’est un peu première à gauche et tout droit pendant 30 000km. Sauf au niveau du Darién gap. Alors comment faire pour continuer le voyage ?

Le Darién gap, c’est où ?

La région du Darién, est une frontière naturelle entre la Colombie et le Panama. Une zone de forêt tropicale très dense, parcourue de zones marécageuses et de rivières. 150km de long, 50 de large, 25 900km2 en tout, c’est l’une des jungles les plus isolées, les plus grandes et les plus anciennes d’Amérique latine. 

Aucune route goudronnée ne traverse entièrement la région, seulement des chemins boueux à travers la végétation. Et peut-être avez-vous vécu ce moment où Ewan et Charley dans « the long way up » se demandent comment ils vont franchir l’obstacle avec leur équipe. Pour une fois, les producteurs américains n’ont pas forcé le trait. C’est bien la zone des 1001 cauchemars !

La nature veut vous tuer

Dans ce royaume de verdure, la nature est aussi belle et luxuriante, qu’elle est hostile. Il pleut même pendant la saison sèche et les orages peuvent transformer en quelques minutes un petit cours d’eau en un torrent colérique. La forêt dense et le relief escarpé compliquent le moindre pas que vous faites pour avancer. Autour de vous, les insectes sont les maitres des lieux, les serpents et les araignées en sont les gardiens zélés. 

La vipère fer-de-lance est l’un des serpents les plus venimeux, capable de vous mordre au-dessus des genoux. Une fois victime de son attaque éclair, vous avez 10 minutes pour vous injecter l’anti-venin. C’est ce que raconte le reporter de guerre Jason Motlagh dans son récit, lorsqu’il a traversé en 2016 la jungle. Il vous faudra aussi surveiller les araignées-bananes qui se cachent dans les feuilles de bananier et les bottes de moto. Et puis, il y a les scorpions, les tiques, les milliards de moustiques. Même les arbres peuvent vous vouloir du mal, comme le Palmer Chunga et ses pics noirs, couverts de bactéries. 

Histoire de compliquer les choses, vous évoluez dans une chaleur et une humidité suffocante, où la moindre petite coupure peut se transformer en infection mortelle. Vous découvrirez, à force de patauger dans la boue que « le pied des tranchées » n’est pas qu’une maladie de soldat de la Première Guerre mondiale. Et si vous avez survécu à tout ça, il reste la malaria ou encore la dysenterie.

Et je ne vous parle pas des jaguars, des crocodiles ou des singes. Ni des bombes de la Guerre froide qui n’ont pas explosées, de l’absence de couverture satellite et GSM, des hôpitaux qui n’existent pas et des secours qui ne vous trouveront certainement jamais dans ce dédale vert. 

Les humains veulent vous tuer

Vous avez le décor, je vous présente maintenant les protagonistes de ce cauchemar. 

Commençons par une bonne nouvelle. Dans les années 90, cette forêt quasi-inaccessible était un refuge pour les différents guérilleros qui luttaient contre leurs gouvernements. Depuis, les groupes paramilitaires d’extrême-droite ont été démantelés dans les années 2000, et les FARC, le groupe paramilitaire d’extrême-gauche le plus connu et le plus puissant, ont conclu un accord de paix et déposé les armes en 2016. 

Mais tout ce petit monde n’a pas complètement disparu de la région. Une partie de ces guérilleros se sont reconvertis en trafiquants d’armes, de drogues et d’êtres humains. Le plus grand groupe criminel, les Urabeños, domine la majeure partie du territoire alors que les gouvernements ne parviennent pas à faire respecter leur autorité légitime. 

Le bouchon de Darién est un trou noir. Votre passage qui dérange cet éco-système, pourra être sanctionné selon l’humeur des groupes criminels : dépouillé, enlevé ou tout simplement tué. En 2000, des britanniques chasseurs d’orchidées, Tom Hart Dyke et Paul Winder ont passé 9 mois otages des guérilleros des FARC. Des guérilleros qui avaient transformé le rapt en business model lucratif. Depuis, les nouveaux maitres de Darién préfèrent le trafic de migrants.

Le bouchon du désespoir

Cette frontière est difficilement contrôlable, ce qui permet le passage de migrants clandestins qui fuient la pauvreté et la violence, en quête d’un destin meilleur aux Etats-Unis. Selon Médecins sans frontières, en 2021 ils étaient plus de 121 000 à avoir traversé la zone. Un chiffre qui a explosé avec la pandémie Covid-19. En 10 mois, autant de migrants ont traversé qu’au cours des 11 dernières années. 

Un passage qui se fait au péril de leur vie : les attaques et les viols par les groupes armés sont monnaie courante. Les migrants mettent parfois plus de 10 jours à traverser la jungle et beaucoup meurent de maladies ou sont simplement abandonnés par leurs guides. Medecin sans frontières alerte régulièrement sur la situation sécuritaire dans la jungle du Darien. Si vous lisez l’anglais, je vous invite une nouvelle fois à lire le récit du reporter Jason Motlagh .

Personne n’est jamais passé ?

Vous pourriez tenter de passer tout droit, mais dans cet environnement hostile, il faudra franchir les rivières, les marécages, rouler dans la boue en permanence. Certains ont tenté l’expérience et n’en sont pas revenus très convaincu.

Dans les années 70, la Trans Americas, une expédition britannique qui voulait relier Anchorage au cap Horn en 4X4 Range Rover, est passée par la jungle de Darién. L’expédition était menée par un ancien officier de l’armée britannique Gavin Thompson avec 2 Range Rover et 1 Land Rover. La traversée s’est faite à une moyenne de 3,2km par jour, le tout en souffrant d’épuisement, de dysenterie et de crises de paludisme, ils sont parvenus à s’extraire de la zone tant bien que mal. Deux véhicules sont tombés en panne et un hélicoptère est intervenu pour les aider. Pas vraiment une réussite pour l’équipe qui en garde un gout amère.

Plus récemment, des vétérans de l’armée américaine se sont amusés à traverser la jungle et leur premier conseil au retour a été: « ne le faites pas » !

Dans « Where the road ends » les 4 anciens parachutistes sont partis du cercle arctique pour rejoindre la terre de feu en Kawasaki KLR. Ils ont obtenu toutes les autorisations (parfois difficilement) des autorités compétentes : le Darien National Park et la Border patrol agency au Panama. Ces derniers étaient tendus car ils avaient récemment eu un affrontement armé avec des trafiquants, raconte Wayne Mitchell qui a mené l’expédition. Aidés par des villageois Kuna en chemin, ils ont réussi a obtenir l’autorisation des groupes armés dont ils traversaient les territoires pour passer mais « sans trainer sous peine de sanctions ».

Même en pleine saison sèche, ils ont connu la pluie tous les jours et un enfer boueux. Ils ont fini par abandonner une de leur Kawasaki KLR et les aventuriers expliquent qu’ils ont passé plus de temps à tirer les motos avec des cordes, qu’à rouler. La traversée s’est fini en bateau, 8 jours après leur entrée dans la jungle de Darien.

Alors comment faire ?

Du coup, il ne reste qu’une solution qui en appelle plusieurs : contourner l’obstacle. Et c’est votre budget, le temps dont vous disposez et de votre envie d’aventure qui décidera du type de traversée.

Ceux qui veulent aller vite et qui en ont les moyens privilégieront l’avion. Il vous en coutera en moyenne 1000 dollars pour la moto et ensuite 100 à 200 dollars pour votre billet passager. Vous pouvez passer par DHL depuis le Panama. Sinon, il y a Air Cargo Pack ou Servicarga, qui partent généralement de Panama city pour Bogota. L’avantage c’est que vos démarches à la douane sont prises en charge par leurs services et vous n’y passerez que peu de temps.

L’autre option : la croisière. Une mini-croisière de quelques jours dans les caraïbes ça ne se refuse pas ! Pour 1000 dollars environ, vous passerez quelques jours à faire de la plongée, à déguster des spécialités locales, et à faire du tourisme. Seulement il y a un hic. La pandémie Covid-19 a stoppé net toutes les activités de ce genre. Le Stahlratte, célèbre bateau à voile hollandais vieux de 110 ans est rentré en Europe et les autres compagnies semblent aussi à l’arrêt (Wild Card Sailing ou La Poste Maxi). 

Il faudra donc vous renseigner pour voir s’ils ont repris la navigation. Sinon, le capitaine du Stahlratte semble toujours en activité. Captain Ludwig dit Lulu, qui a une excellente réputation parait-il, organise toujours le transport des motos entre Carti au Panama et Turbo en Colombie. Il faut compter 2 jours,  avec 4 motos au minimum et 12 au max. Le prix est de 850 dollars avec quelques extras.  Vous pouvez lui envoyer un mail.

Ensuite, pour ceux qui ont du temps mais pas d’argent, il y a l’option du transport par container. Il faut compter 10 jours au minimum. Vous pouvez trouver des informations sur la page Facebook du PanAmerican Travelers Association. C’est 2100 dollars pour un container, plus les autres frais : vol pour vous, nuit d’hôtel, etc.) Il faudra donc trouver quelqu’un pour partager le container si vous êtes solo. L’avantage, c’est que ça vous laissera le temps de profiter de Cartagène, la Miami colombienne !

Enfin, il y a l’option aventure et couleur locale. Oui, on préfère tous celle-là ! 

Vous pouvez trouver un bateau de pécheur qui vous emmènera en Colombie ou au Panama. C’est un peu informel, il faudra trouver le bon bateau et la bonne personne sur place, ne pas avoir peur de couler pendant la traversée et vous débrouiller pour les formalités administratives à la frontière.

Mais vous pourrez voyager avec votre moto, vous pourrez même faire du tourisme comme Ewan et Charley et découvrir la vie des Indiens Kuna qui habitent sur les îles de la région. Les prix ne sont pas fixés et il faudra négocier sur place. 

Si vous avez déjà tenté l’aventure, racontez nous votre expérience et vos conseils en commentaire et dans la rubrique Road trip !

Cet article a été écrit par Julien Muntzer: “Journaliste depuis 2010, j’ai d’abord été reporter pour France24 et TV5Monde avec beaucoup de voyages en Afrique. Mais comme je suis un peu farfelu et surtout obsédé par la moto depuis gosse, j’ai décidé de remonter en selle à la trentaine. La moto, c’est le fil rouge idéal pour vivre et raconter de belles histoires, en en prenant plein la gueule”.

Par |Publié le : 4 février 2022|7 Commentaires|

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7 Commentaires

  1. Fabien 15 juin 2023 à 14h41-Répondre

    En 2017 Je suis parti de Turbo à Calpurgana en Colombie. Turbo est une ville sale pauvre et peu sure, mais Calpurgana vaut vraiment le détour. C’est tranquille et la randonnée jusqu’à Sapzurro est géniale.
    Ensuite, j’ai pris le bateau jusqu’à Puerto Obaldia, un petit village Panaméen très pauvre, étroitement surveillé par l’Armée et ou j’ai attendu une demi journée (panne d’electricité) pour obtenir mon tampon (lutte contre l’immigration clandestine et criminelle probablement).
    Là bas j’ai eu la chance de rencontrer un voyageur colombien qui était en train de négocier son voyage en bateau jusqu’à Carti au Panama. Le propriétaire du bateau refusait de partir tant que le bateau ne soit pas plein.
    C’est ainsi que j’ai été intégré dans un minuscule bateau avec deux suédois, un uruguayen, le voyageur colombien et sa moto (qui m’a tapé dans les jambes tout le long du voyage) pour 120 dollars par personne. La traversée a duré 6-8h dans une mer houleuse et sous une pluie battante avec quelques arrêts dans des villages kunas.
    Une expérience inoubliable avec des gens dont je remercie l’honnêteté (chose pas forcément systématique dans cette région du monde)

  2. Didier et Nelly 2nomadesamoto 20 février 2022 à 0h23-Répondre

    Nous l’avons passé en juin 2021 par avion Bogota, Panama. Le prix était de 1200 $ us par moto.
    Nous allons tenter de le faire en sens inverse entre mars et avril. Nous essayons de trouver un bateau. Mais il semble que cela soit très compliqué. Depuis qu’une espagnole a créée des problèmes à la douane de Cartagena pour 20 $ l’importation de motos par voilier est interdite depuis 3 mois.
    2nomadesamoto

  3. Pascal 9 février 2022 à 7h00-Répondre

    Merci très éclairant. La nature n a pas cédée.

  4. papazian philippe 5 février 2022 à 11h54-Répondre

    Ce voyage est magnifique, ayant vécu 20 ans en Répulique Diminicaine, Jai souhaité le faire, je me suis contenté de rester sur mon ile en raison de cette difficulte de passage.
    La suite du voyage de cette jeune femme est fantastique.

  5. Brabsster 5 février 2022 à 11h26-Répondre

    voir “c90adventures” épisodes 13 et 14 passage en voilier (pour petit budget) avec un démontage de la moto en règle :D

  6. BRUSSET Stéphane 5 février 2022 à 11h02-Répondre

    Excellent article
    Merci!

  7. Gilles Bo 5 février 2022 à 10h31-Répondre

    J’ai découvert cette coupure infranchissable par voie terrestre entre les deux Amériques, article intéressant.
    Merci

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