L’ Amour

Je suis seul avec mes chats dans mon garage, vide. Il est tard et les jours qui m’attendent mériteraient un passage par la chambre. Mais ce soir, je n’ai pas envie. L’émotion. Une foule d’émotions en fait, que je ne parviens pas à calmer, et qu’il m’est dur d’expliquer. Ne va pas imaginer un valeureux guerrier s’apprêtant à monter sur son cheval de fer, un Bayard sans peur et sans reproche en marche vers son champ de bataille.

La seule image qui me vienne en tête, c’est celle d’un petit gamin, un collégien peut-être, amoureux d’une « grande », si belle et si grande que personne n’ose l’approcher. À sa pensée, mon cœur palpite, mon ventre se noue à m’en faire dégueuler, mais… Mais j’y crois, j’y crois, bordel de dieu, parce que les belles histoires existent, parce que si je ne suis pas plus qu’un autre, je ne suis pas moins non plus. Les hommes naissent égaux, non ? Mais je suis un timide, un pas très sûr de moi.

Imagine La fille. Au début, il y a juste une attirance. Un truc net, précis, qui fait au premier regard que la seconde d’après ne pourra plus jamais ressembler à celle d’avant. T’es déjà à moitié foutu, mais t’as encore rien vu. Vient ensuite l’attente, l’attente d’un regard croisé au détour d’un couloir, l’attente d’un sourire rapidement échangé, l’attente d’un premier mot, d’une première parole, de ce premier contact qui ne rend plus rien d’impossible.

Reste à travailler, à manœuvrer en pensant à elle, en ne pensant qu’à elle. Et plus tu attends, plus au fond de toi grandit quelque chose qui transforme cette attirance éphémère en une machine bien plus puissante, bien plus dévorante : l’Amour. Le jour, la nuit, partout, tu la cherches, tu la désires, tu choisis en pensant à elle, tu ne vis plus que pour elle. Le temps nous rend plein de choses attirantes. L’amour, pourtant, nous ne le développons que peu de fois, en trainant nos rêveries sur des oreillers esseulés ou dans des boulots trop cons, trop répétitifs, et qui nous invitent à nous échapper.

J’ai connu le Tourist Trophy à l’âge de la primaire et je l’ai vu pour la première fois à l’âge du collège. « Voyage linguistique », avait écrit mes parents au directeur d’académie récalcitrant… J’en suis revenu plein de rêves, ceux d’un enfant, de ceux que la vie n’a pas enfermés dans les placards dont se servent les adultes pour devenir grand. Il y a eu un moment, pourtant, où je n’y ai plus cru. Jusqu’à mon premier jour de travail. Sur mon tour conventionnel, dans l’odeur de l’huile de coupe et des cathéters en titane qui tombaient dans le bac toutes les 90 secondes, j’ai compris deux choses. La première, c’est que j’allais devoir faire comme tout le monde, travailler pour vivre, pour avoir ce que je désirais. La deuxième, c’est que j’étais du coup comme tout le monde, et que ma vie, pas plus importante que celle du voisin, avait un début et aurait une fin.

Pas de partie gratuite, pas de nouveau départ, j’étais là, mes 16 ans en poche, mon pied à coulisse dans un bleu déjà sale durant ces vacances lycéennes. Il paraît qu’on démarre sa deuxième vie le jour où on comprend qu’on en a qu’une seule. C’était ce jour-là. Pas malheureux du tout, non, juste subjugué par cette connerie profonde qui me faisait rêver ma vie plutôt que vivre mes rêves. J’ai pété la porte du placard et repris mes espoirs en me disant pourquoi pas moi, petit con bouffi d’orgueil, avec pour seule motivation une trouille féroce de claquer en regardant le même plafond depuis 60 ans, et en me disant : Merde, si j’avais su.

Je ne suis pas un exemple, je suis pas grand-chose. J’écris ces petits mots parce que j’en ai envie, parce que j’en ai besoin, comme un ado écrirait son journal intime. Ça fait sourire, non ? On s’en fout de moi, on s’en fout de mon nom, je veux juste raconter une histoire et la partager avec celles et ceux qui ont la main sur la porte de ce placard à la con, prêts à jaillir et à se donner à corps perdu à leur Amour. J’aimerais juste leur dire de foncer, que c’est possible, même si je n’en sais pour l’instant foutrement rien. Je suis ce petit enfant, amoureux d’une trop grande pour moi, et qui s’apprête à le lui dire, parce qu’il y croit. La trouille au cul, mais le cœur remplit d’espoir. C’est comme ça que je prendrais le bateau, demain, pour l’ile de Man…

La rage

A Gentleman is man who can play the bagpipe, but he doesn’t.

Mais avant d’essayer d’être un gentleman qui pourrait faire saigner bien des oreilles en soufflant dans son biniou, mais qui se retiendra parce qu’il est, ou essaye d’être gentleman, revenons à l’essentiel : le Tourist Trophy, l’amour, et la trouille au cul.J’aurais pu vivre très heureux toute ma vie en roulant au Manx Grand Prix. C’est le même tracé que le TT, les mêmes sensations. Le niveau est moins élevé ce qui permet d’avoir une pression moindre et de profiter plus largement du circuit, de la course et des potes, même si ça reste un truc gigantesque. Oui, mais voilà. A l’origine, j’étais parti pour refaire un Manx Grand Prix, avec mon pote le chat Pautet, avant que celui-ci ne décide de prendre une année sabbatique pour retaper je ne sais quelle bicoque dans je ne sais quel bled, mais sûrement une très mauvaise idée… Donc plus mon pote avec moi.

Donc, je me suis dit que des potes, j’en avais deux qui roulaient au TT cette année et qu’après tout, ce serait peut-être le moment… Parce que depuis toujours, c’est cette course-là que je voulais faire. Il n’y a que le nom qui change, la liste des engagés et le chrono à sortir pour pouvoir être qualifié… Faut quand même être con… Mais je pense avoir déjà largement prouvé mes compétences dans ce domaine. Bref, j’achète une moto fin d’année, je la prépare gentiment pendant l’hiver, prends le moteur dans les dents au mois de mars, début d’une série de démontage-remontage mangeuse de temps et de réflexion nocturne sommeillivore…

Entre temps, on m’invite généreusement à me joindre au team Optimark pour faire la saison avec eux, j’accepte derechef, copains dans le team oblige, team manager sympa à la clé, moto avec plein de pièces dessus, tout ça tout ça. Mon arrivée étant tardive dans l’équipe, tout n’est pas tout à fait réglé, ce qui est plutôt normal. On s’arrange on se débrouille, je démarre la saison avec ma Kawa, avant que la 600 CBR, rebaptisée Désirée, arrive dans mon garage fin avril. Pile poil le temps de lui changer ses petits ressorts de soupapes, de la vêtir de sa robe rouge, grise et noire, et de faire une séance d’essai histoire de faire connaissance. Et comme on est déjà demain, c’est l’heure, grimpe dans le bateau, mon enfant. Large…

Jeudi soir, l’équipe est au complet. Stéphane, Ludo, Jessy, mes femmes, et Désirée. On se joint au team Optimark, aux potes, aux pilotes, aux valeureux bénévoles et vas y Bibi passe-moi le sel. Vendredi, je laisse mes mécanos se pencher sur la meule, faire les derniers ajustements, Stéph fronce un peu les sourcils, mais tout le monde a confiance.De mon côté, c’est un peu plus compliqué… place, je la connais : mes résultats du Manx Grand Prix (23ème en Senior, merde, quand même) me placeraient simplement tout en bas du tableau ici… Mais encore faut-il se qualifier… car sur l’ile de Man, tout a changé. Il y a quelques années encore, les organisateurs écumaient les circuits européens pour proposer des primes aux pilotes afin de remplir leur grille de départ.

Aujourd’hui, le TT connait un tel succès qu’il y a plus de demandes que de places disponibles. Les orgas ont donc généreusement accepté 95 pilotes en Supersport, sachant qu’il n’y en aura que 78 qualifiés pour les courses. Donc, il faudra être dans les 78 premiers aux qualifs. Oui, mais… Oui, mais les numéros que nous portons sur nos motos sont issus d’un classement reprenant nos meilleurs résultats des années précédentes, et Désirée porte le numéro 90. Donc, 89 mecs ont déjà roulé plus vite que moi ici. Et je n’ai pas envie de regarder les courses en spectateur. Je sais aussi que si je ne suis pas qualif, il n’y a que peu de chance que je sois à nouveau accepté l’année prochaine, et que mon rêve pourrait bien s’envoler à tout jamais. J’ai donc ma chance, elle est peut-être unique, et je veux la saisir.

Alors, quand samedi soir, je m’apprête à descendre Bray Hill avec Désirée pour la première fois, je me sens bizarre. À la fois rempli de bonheur à l’idée de retrouver mon île, ma route, mes sauts et mes arbres, et en même temps enfermé dans la solitude de ceux qui ont leur destin entre leurs mains et qui doivent en faire quelques choses dans les minutes qui viennent. Alors, on part. Déterminés. Bray Hill, Ago’s leap, wheeling. J’ai fait 1 km et je souris. Quarter Bridge, je fais chauffer le flanc droit, Braddan Bridge, le flanc gauche. Et feu. J’envoie la purée direction Union Mills, tape les freins avant le droit, enquille le premier gauche, celui avec la bosse juste à la sortie, et me prends un guidonnage de folie. Merde ! Je calme le jeu, poursuis ma route me disant qu’il y a un problème, puis me ravise, pensant que bon, peut-être ai-je oublié à quel point les motos bougeaient ici.

J’essaie de reprendre mes repères, de réhabituer mes yeux à la vitesse. Ça défile quand même, entre les arbres et les trottoirs ! Désirée me fait encore quelques coups vicieux, mais j’imagine que comme nous ne nous connaissons pas bien, je ne sais pas encore dompter ma belle. Au passage, la démultiplication ne va pas du tout, je paume une lentille de contact (promis, je me fais opérer des yeux en fin d’année…) et rempile pour un deuxième tour. Un peu plus vite, un peu mieux malgré quelques zones de flous, et toujours ces mouvements bizarres… La séance de ce soir durant exceptionnellement deux heures et la moto étant limite en panne sèche à Governor’s Bridge, je rentre au stand faire le point et le plein avec mon équipe sur cette Désirée, bien plus nerveuse que moi. On ajuste les réglages, et au moment de repartir, je sens un claquement au niveau de la fourche. J’essaie, et à nouveau ce clac clac… Nous prenons la décision de tout arrêter. Il y a un putain de lutin qui joue du marteau dans la fourche…

On rentre à la tente. J’ai les boules. Je ne peux plus rouler, alors que j’en ai plus que besoin. Stéph et Ludo sortent leurs outils et partent chasser le lutin. Et on le trouve, aidé par les mécanos de chez Ohlïns… En fait, la fourche a été envoyée cet hiver chez un prestataire extérieur pour une réfection complète. Et ce prestataire, dont je tairais le nom parce que je sais jouer de la cornemuse, c’est simplement trompé en remontant les bagues de friction de la fourche. Elles sont juste un millimètre au diamètre plus petites que ce qu’elles devraient, elles sont juste pas du bon modèle, j’avais juste le tube de fourche qui se baladait pépère sur la partie haute du fourreau, un jeu de malade (non détecté avant, car un autre problème levé plus tôt dans la journée venait le masquer) sur un élément si peu important, lancé si peu vite sur une route si largement sécurisée, c’est si peu grave ! Et je me retiens.

Bref, j’ai pas pu écrire hier soir parce que j’avais les boules, la rage, la haine d’avoir si mal démarré ces essais, de sentir le truc m’échapper, me glisser des mains. J’accepte de ne pas être qualifié si 78 mecs sont plus rapides que moi, c’est le jeu. J’accepte d’être dernier si telle est ma place, parce que c’est la règle, et je ne prétends pas à mieux. Mais, putain de bordel de merde, je n’accepte pas, et je n’accepterai jamais qu’un malandrin, un trou de balle (oui, j’ai ma cornemuse sous le bras) à la cervelle spongieuse vienne me pourrir la vie et accessoirement me la faire risquer par son incompétence. Je veux réussir, mais il est tout à fait possible que j’échoue, et ça, je ne l’accepterais que si je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

Je me suis habitué à la vitesse. Tout me parait normal. J’ai enfilé le papier percé dans l’orgue de barbarie, et je tourne la manivelle de virages en virages. Le soleil rasant devient gênant. J’ai mal aux yeux, et j’attends l’ombre pour envoyer tout ce que j’ai. Kirk Mickael, Ramsey, Gooseneck. Gooseneck, c’est l’annonce de la plénitude. Dernier virage avant la montagne, cette épingle à droite raconte la fin des bosses, des talus, de l’atmosphère étouffante des villages et des sous-bois. Maintenant, la route est lisse, et il n’y a plus que des ravins et des rochers. Paradoxalement, c’est à Gooseneck que ça redevient rassurant.

Ok, je pose ma cornemuse.

Nous avons trouvé les solutions ce matin, grâce à la générosité de Clive Padgett, boss du team éponyme, et d’une gentillesse incroyable. C’est lui qui nous a fourni les bagues du bon diamètre. C’est avec lui que j’ai rendez-vous à 10 heures demain matin pour récupérer un réservoir grande contenance. J’en ai évidemment demandé un pour mon coéquipier qui connait le même problème de consommation. Clive va voir, il sait qu’il en a bien un autre sur l’ile de Man, sur la moto d’un de ces amis, mais… Mais celui-ci s’est tué hier à Castletown sur la course Pre-TT Classic, et il ne se sent pas d’aller tout de suite chez sa veuve récupérer la pièce… Tu m’étonnes… Une phrase comme ça, ça te remet à ta place tout de suite… J’étais avec mon frère à ce moment-là, on s’est regardé tous les deux, hébétés. Et il nous a serré la louche, sourire en prime, nous donnant rendez-vous demain, comme si tout allait bien.

Et en fait, on a vraiment des problèmes de nain…

J’avais fini d’écrire, j’étais en train de relire, prêt à envoyer. Et j’ai compris. L’ami de Clive Padgett, celui qui vit sur l’ile de Man, celui qui a une 600 CBR avec un gros réservoir, celui qui s’est tué hier… C’est Dean Martin. Son nom ne vous dira rien. Pourtant, si vous me suivez, vous le connaissez. J’ai écrit, dans mon tout premier article dans la presse papier paru ce mercredi, un vécu sur la Spring Cup à Scarborough.

Dedans, entre les cylindres du flat et les jonquilles, il y a cette phrase pour illustrer la sympathie des gens là-bas : « Impossible qu’après une heure de discussion avec un type que tu n’as jamais vu, celui-ci t’invite à dormir chez lui, sur l’ile de Man, si le temps venait à se gâter lors du prochain Tourist Trophy… ». Ce type, celui-là même de cette phrase, c’était Dean Martin, rencontré par hasard dans la boue et en cuir, tout de suite sur la même longueur d’onde. Il est parti hier sur son île. Il ne fera plus jamais de moto. J’irais jamais dormir chez lui.

Adieu mon ami.

Retrouvez l’épisode 2 de la saison 2 en suivant ce lien:  Momo, le Tourist Trophy, les Tontons flingeurs la smala et les autres (saison 2-ep2)

L’épisode 3  en suivant celui-ci : Momo, le Tourist Trophy, la mort et la poésie du goret (saison 2-ep3)

Relisez aussi la première saison des aventures de Momo au Tourist Trophy (La Manx)

La partie 1 en suivant ce lien : L’AVENTURE DE MOMO AU TOURIST TROPHY – PARTIE 1

La partie 2 en suivant ce lien : L’AVENTURE DE MOMO AU TOURIST TROPHY – PARTIE 2

La partie 3 en suivant ce lien : L’AVENTURE DE MOMO AU TOURIST TROPHY – PARTIE 3

Par |Publié le : 20 mai 2022|3 Commentaires|

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3 Commentaires

  1. Kawacis 2 juin 2022 à 14h35-Répondre

    J adore et je t envie, fait nous rêvés et merci, et surtout profite à fond et sois à l arrivé avec Désirée ✌️😉

  2. Le Dahut 31 mai 2022 à 21h25-Répondre

    Félicitations. On est dedans. La suite SVP. Merci pour le bonheur de cette lecture.

  3. .BOTTIN 31 mai 2022 à 21h00-Répondre

    Tellement bien écrit…. on est avec lui ,
    On ressent les émotions….

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