Les Tontons

Assez souvent, je croise des gens qui me disent qu’il ne faut pas avoir de cerveau pour rouler sur l’ile Man. C’est précisément l’inverse. Pendant deux semaines, ma tête est en ébullition. Sur la moto d’une part, où les yeux envoient des infos insensées au cerveau, et en dehors, toute la journée, à chaque minute. Il y a toujours à faire pour trouver le bon réglage, pour apprendre et travailler encore ce putain de circuit. Pour m’aider à tout comprendre, heureusement, j’ai mes Tontons.

La séance de lundi a été positive. La moto n’est plus vicieuse, le réservoir tient deux tours, et j’ai pu retrouver un peu de confiance. La tête libérée par les questions mécaniques, je suis allé voir Tonton Fabrice, alias le Mig. On s’entend bien tous les deux, et même si nos vies sont très différentes, on partage le même amour de la course sur route, ce qui permet de se comprendre. On est parti tous les deux au petit matin en camionnette, pour faire un tour du circuit. Mig roule ici depuis des années, et il connait les 60 km et 264 virages comme le fond de sa poche, qu’il a souvent vide d’ailleurs, ce qui ne l’empêche pas d’être généreux. Il m’a montré des choses, mais pas spécialement de repères. Il roule ici au feeling avec deux objectifs : préparer les sorties de virages et faire de belles trajectoires. En fait, il m’a plus donné la philosophie de l’ile qu’autre chose, mais c’est hyper important. J’ai compris que j’étais loin d’être efficace malgré le cœur que je mettais à l’ouvrage, et je peux vous dire un truc : ça marche. Hier à 14h, sa ZX10R était à poil dans l’herbe, durite de frein et faisceau électrique posées sur la table, à côté du saucisson. Hier toujours, mais à 19h, Mig me faisait l’extérieur dans Glen Hellen avec une vitesse et une fluidité qui m’a laissé rêveur. Je ne l’ai pas vu longtemps, mais suffisamment pour le respecter éternellement.

De retour au paddock, j’ai retrouvé tonton Stéphane et tonton Ludo, mes mécanos. Mes incroyables mécanos, en fait. Tous les deux ont découvert Désirée vendredi dernier. Affamés de cambouis, ils se sont jetés dessus pour la mettre comme ils la voulaient, la patte par-ci, le carénage comme ça. Des amis avant d’être mes techniciens, je leur laisse le bébé avec les clés dessus, et je n’ai pas touché un seul outil depuis… Et ça, c’est quelque chose d’énorme. Je fais tout moi-même le reste de l’année, alors quand deux paires de bras ne demandent qu’à aider, tu penses que je vais me gêner ! Ce que j’aime particulièrement, en plus d’avoir le temps de me concentrer sur d’autres choses, c’est la très faible émission sonore des deux lascars. Les outils glissent d’un côté à l’autre de la moto, les vis se serrent, les regards suffisent à répondre aux questions. J’arrive dans le calme, chacun est à sa place, le travail est fait, le seul truc qui dépasse, c’est leur sérénité. J’ose même plus demander si tel truc est fait, une telle question serait une insulte à leur conscience professionnelle ! Je ne sais pas s’ils bossent aussi bien en vacances qu’au travail, mais si c’est le cas, leurs patrons ont fait de sacrées affaires… Enfin, pas pour Ludo, qui a dû ouvrir son propre bouclard, la Parenthèse Moto, vu qu’il coûtait bien trop cher en nourriture…

Et puis il y a tonton Jean-Marc. Un phénomène paranormal. S’il se murmure dans les paddocks qu’il serait le seul team-manager à savoir doser parfaitement le Picon-bière, Jean-Marc à l’émerveillement d’un gosse devant sa chouette collection de petites voitures, sortie sur le tapis du salon par un dimanche après-midi tout gris. C’est un môme très fier de ses jouets, et, chose étonnante, qui les prête à d’autres enfants parce qu’il trouve ça plus marrant. Alors ce soir, au moment de monter sur la moto pour cette troisième séance d’essais, je me sentais bien, parce que j’étais en confiance, et qu’on me faisait confiance. Ça m’a libéré.

On est parti pour quatre tours avec Désirée. Je me suis appliqué, moins à l’attaque que la veille, plus enroulé. Essayer d’exploiter toute la largeur de la route, chopper la corde, tirer sur le guidon quand une bosse arrive, le pousser pour la faire tourner. Ce n’est qu’une 600, mais il y a des endroits où il faut vraiment s’en occuper. Entre les arbres de la section de Rhencullen à Ballaugh Bridge, la moto est un camion. Elle est lourde, incroyablement dure à balancer de gauche à droite, le guidon t’en échapperait des mains tellement tu dois forcer. Mais tu dois passer, pas le choix. Les sensations sont extraordinaires.

Si ce n’était pas une course, si le but n’était pas d’aller vite, jamais ne te viendrait à l’idée de traverser le village de Kirk Mickael à fond. Tu passerais vite pour faire marrer les potes au bistrot, mais jamais tu ne prendrais tout le bled poignée dans le coin. Là, si. Et ça bouge, et ça se met en roue arrière, et tu transpires sous ton casque. Et t’as encore rien vu. Entre Ginger Hall et Ramsey, c’est l’enfer. Des bosses, partout, à un point que ton casque à son propre mouvement par rapport à ta tête, qui se balance déjà dans tous les sens, et que tu te demandes si t’as bien fait de rentrer si vite dans Kerrowmoar. Mais tu ne lâches rien, y a un chrono qui tourne, alors tu te mets tout debout sur les repose-pieds pour amortir la bosse de la maison jaune, et tu files vers Glen Traman, le K-Tree. Encore des virages où les taupes doivent prendre des amphétamines pour pousser le goudron comme ça, p’tain… Mais ce soir, j’avais ma tête de garçon serein, alors j’ai tiré sur mon guidon, ou poussé, ça dépend des coins, j’ai chargé l’avant comme une mule à Keppels Gate et je me suis appliqué, tout bien tout bien. C’est venu tranquillement, sans se brusquer, sans se mettre en danger. 19 minutes 54 secondes, à trois petits poils de mon record ici, 34 secondes de mieux qu’hier, plus d’une minute que samedi… C’est pourtant la même moto, le même bonhomme dessus, mais il aura fallu ces quelques jours, ces doutes et ces soucis pour que mes tontons, les uns après les autres, me redonnent confiance. Et le sourire.

Les autres

Les autres, c’est vague. Il y a les autres qu’on aime et les autres qu’on ne supporte pas. Et il y a ma smala. Ma smala, c’est ma troupe à moi, ceux sans qui je ne pars pas. Mon frère, Jessy. Impossible de faire un déplacement sur l’ile de Man sans lui. La mécanique, c’est pourtant pas son truc, alors il fait le reste, traduit, pousse, porte, aide. Nous vivons depuis toujours cette île ensemble, ce rêve ensemble. C’est le seul mec que je connaisse qui soit capable de rentrer sous la tente pendant que je révise une vidéo de Dunlop, et qui sache dire, sans voir l’écran, « Ah, Dunlop, 2013, 600, il arrive à Glen Hellen ». Il vit le truc autant que moi, à fond, tout le temps, et toute l’année. Les autres que j’aime, c’est aussi ma femme et ma fille, mais ça, je vous le raconterais une autre fois… Elles sont là, on est ensemble dans notre petite caravane, rien ne change quand on est sur les courses. J’aime être un papa et un amant, même si les journées sont trop courtes pour que je puisse tout faire correctement. Alors, pendant deux semaines, je choisis un peu égoïstement l’ile, parce que je sais que pour être bien dans les cinquante autres qui composent une année, je dois revenir heureux d’ici.

Il y a ceux qui t’aiment, qui t’aident, ceux avec qui tu discutes en souriant dans le team et dans le paddock, et puis les autres. Je ne supporte pas. Depuis le début de la semaine, le chrono est descendu à chaque fois, à chaque sortie. Mais j’ai toujours connu un gros problème : rouler avec les autres. C’est l’enfer. Je ne viens pas ici pour me battre contre les autres pilotes, pour les taxer. Je me fous de ma place tant que je suis sur la grille de départ lundi. Ce que j’aime, une fois le casque sur la tête, c’est être tout seul. Seul dans ma bulle, seul dans ma montagne, la route entière pour moi, sentir les herbes folles embrasser mes épaules, voir devant moi aussi loin que possible, et m’appliquer à être vite, m’appliquer à être bien. Sur les deux dernières sessions, je me suis retrouvé dans des paquets de pilotes, jusqu’à 6 à faire le petit train dans la montagne, et c’est juste horrible. Les trajectoires se croisent et se décroisent, les Newcomers en 1000 manquent de grimper sur les trottoirs, débordés par la puissance et les virages qui leurs sautent à la gueule. Tu leur reprends 50 mètres d’un coup, manque de les percuter, tu les vois prendre des risques insensés… Alors depuis deux jours, je m’arrête à la fin du premier tour, patiente un peu, me calme et repars, seul. Bien sûr, personne ne me montre les trajectoires, mais ce n’est pas grave. Je progresse petit à petit, en fonction de ce que le tour précédent m’a appris.

Hier, j’ai descendu Cronk y Voody en arrière, j’ai arrêté de freiner à deux endroits pour mieux faire tourner ma moto. J’ai bien fait quelques petites erreurs, touché le talus du pied à Creg Ny Baa, mais mes lignes s’affinent, et je me régale maintenant sur la machine. Nous continuons à bosser, mes tontons et moi, mais il n y a plus grand-chose à faire évoluer sur la moto. Je pense que les chronos vont stagner, et qu’il y aura à un moment un nouveau déclic, un nouveau cap à passer. Demain, dans deux ans ? Je ne suis pas pressé. L’erreur serait de forcer, d’en vouloir plus, et de tomber. Alors on a décidé de s’appliquer. Réussir à prendre toutes les cordes, passer aussi vite qu’on sait faire dans chaque virage du circuit, retenir les endroits où l’on se sent moins bien… Etape par étape, avec la lenteur de ceux qui veulent construire du solide pour se sentir mieux.

Retrouvez l’épisode 1 de la saison 2 en suivant ce lien: Momo, le Tourist Trophy, l’amour et la trouille au cul (saison 2-ep1)

et l’épisode 3 en suivant celui-ci : Momo, le Tourist Trophy, la mort et la poésie du goret (saison 2-ep3)

Relisez aussi la première saison des aventures de Momo au Tourist Trophy (La Manx)

La partie 1 en suivant ce lien : L’AVENTURE DE MOMO AU TOURIST TROPHY – PARTIE 1

La partie 2 en suivant ce lien : L’AVENTURE DE MOMO AU TOURIST TROPHY – PARTIE 2

La partie 3 en suivant ce lien : L’AVENTURE DE MOMO AU TOURIST TROPHY – PARTIE 3

Par |Publié le : 28 mai 2022|1 Commentaire|

Partager cet article

Un commentaire

  1. Peulen 3 juin 2022 à 11h36-Répondre

    Bonjour,
    Au fur et mesure de la lecture de l’article, les pois se hérissent, la façon dont il est raconté est intense.
    Les jours passent et ne se ressemblent pas du tout sur Kap2cap, les aventures et aventuriers sont totalement hors du commun.
    Merci.
    Eric,

Laisser un commentaire